XVII
Krafla
— Qu’est-ce que ça dit, là-haut ?
— La vue est belle, les gars ?
) Il nous restait quelques pas à faire, que je fis avec prudence, le pied posé avec précision dans les marches. Orientée ouest, la face n’avait pas encore reçu le soleil en ce début de matinée et les crampons crissaient sur la surface vernissée de glace. J’étais, à cet instant, comme nous tous je pense, dans un état d’excitation proche de l’euphorie, je ne m’attendais à rien de particulier – ou plutôt : je m’attendais à tout. La première chose que je vis en arrivant sur le dôme de neige, ce fut Arval à genoux, détourné vers l’aval, qui se signait d’un triple cercle tracé dans l’air ; il était transfiguré. Devant lui était campé Golgoth, face à l’amont, avec Erg à sa droite, les mains sur le visage et – je l’aperçus de trois quarts dos, Oroshi s’extasiait à travers une bordée de sanglots, en proie à une émotion arachnéenne. – Par la Sainte Pute de tous les Golgoth !
— Sov…
Je vins me mettre à côté d’Oroshi d’où, relevant la tête, un frisson nerveux glissant le long de ma colonne, je me décidai à accepter le choc. Ma première sensation fut d’être avalé par l’espace. Le cirque glaciaire de Brakauer m’avait impressionné par l’amplitude de son arc de cercle et la hauteur de ses parois, par la masse de vide surtout que l’œil pouvait englober depuis le sommet du pilier. Ici, c’était pire, terriblement pire… Vers le nord et vers le sud, de part et d’autre de l’axe « normal » de contre, s’étageait sans surprise un hérissonnage agressif de montagnes pyramidales et de pics, qui paraissait sans limite. Mais droit devant, face au soleil levant, là où nous étions censés passer, le regard ne butait plus avant une vingtaine – peut-être une trentaine de kilomètres amont. Dans l’air glacial du matin, la visibilité ne souffrait en outre du voilement d’aucune brume, si bien que tout s’imposa : net et direct, renversant.
π C’est bien un cratère. Un cratère ovale gigantesque. Avec des pentes vertigineuses, oui. Impossible à traverser, ça paraît évident. Il faudrait déjà pouvoir descendre ! Très délicat à longer, oui oui, Pietro. Ton père t’avait prévenu. Moi c’est la matière qui me fait peur… Il m’avait dit de la glace : ce n’est pas de la glace, papa, pas du tout. C’est autre chose : plus pur, plus dur. Les trois cônes gris au centre sont presque transparents. Ils étincellent. Le fond du cratère est comme vitrifié. Pris sous une épaisse couche de verre. Toute la surface brille. Le soleil se diffracte sous les différentes déclivités. Des flaques rigides, des coulées fixes. Des gangues d’un bleu givré. Des nappes de ruissellement pétrifié. Un peu plus haut sur les pentes, la neige commence. Elle rassure presque.
¬ J’ai sorti le trépied du sac et le sextant, et j’ai calculé. L’ellipse, allongée est-ouest, est presque parfaite. Douze kilomètres de large. Vingt et un de long. Du bord de crête au fond du cratère, mille six cent soixante-dix-mètres de dénivelé aux approximations près. Les trois cônes au centre s’élèvent à trois cent quarante, deux cent quatre-vingt-dix et trois cent soixante-dix mètres. Les pentes, à peine incurvées vers le centre, se verticalisent à mesure qu’on remonte vers la ligne de crête : 40° de déclivité à six cents mètres au-dessus du point le plus bas de la cuvette ; 50° à mille mètres ; 60° à partir de mille deux cents mètres. Ce qui m’inquiète est le vent anabatique qui remonte les parois. À l’aérotor, Oroshi a mesuré beaucoup plus qu’une thermique ordinaire de début de journée.
— Vous entendez ?
— Non ?
— Vous n’entendez rien ? Je vous jure que si Silamphre était là…
x J’entends très bien le sifflement, mais à quoi ça sert d’en rajouter ? Ils sont déjà très ébranlés par la vision et ils ne saisissent pas encore l’enjeu. Caracole, lui, a déjà tout compris. Il se tient très en arrière de l’à-pic, bien à l’écart des thermiques, qui s’amplifient de minute en minute. J’ai rangé l’aérotor de ma mère dans mon sac, il n’a pas encore son utilité, outre que je préfère d’abord ressentir avant de mesurer. Profitant de la brise encore stable, Erg a sorti son aile et il longe le bord intérieur de la crête, inspectant les parois et cherchant des vires praticables pour une traversée en écharpe. Attention, Erg… Une première onde courte fait vibrer les nappes l’air…
— Pose-toi Erg ! Il réagit tout de suite. Il l’a aussi perçu. Mais le grain le rattrape en phase terminale d’approche, il est projeté vers le sol et il s’affale en roulé-boulé au milieu du dôme de neige. Il est fatigué, Erg, trop fatigué depuis deux jours.
) Avec lenteur, je commençais à m’acclimater au gigantisme et à filtrer un peu mieux le stress d’irréalité que suscitait le site lorsqu’au centre du cratère, très loin tout en bas, la calotte de verre d’une cheminée explosa à la verticale ! Un fragment de sérac s’éleva dans les airs jusqu’au niveau de la crête puis il retomba dans la cuvette avec le son exact d’un bigarreau d’acier sur un carrelage. Une fantastique lézarde courut alors sous la plaque vitrée du cratère, libérant une torsion grincée, hachée de bris secs. La chambre d’écoute confinée par les parois était telle que les bruits arrivaient intacts, résonant jusqu’à l’os. Sous les ondes tectoniques, des avalanches assourdissantes se déclenchèrent sur tout le pourtour du cratère, dans un ensemble impressionnant ! Oroshi m’empoignait déjà et nous forçait tous à reculer et à s’encorder. Arval restait isolé là-bas, à cent mètres, près du bord, à contempler le phénomène – elle l’appela :
— Recule Arval, recule !
— Viens, la Lueur !
— Ne reste pas là !
— Recule, par pitié !
Il commençait à revenir vers nous en trottinant, longeant le bord du cratère, le sourire aux lèvres, enthousiasmé, lorsque, sans aucun signe précurseur, surgit un vent torrentiel. Le souffle s’éleva en rugissant du ventre du cratère et, d’où nous étions, à moitié couchés déjà, par réflexe, par instinct – je vis la masse monstrueuse des avalanches dévalant la paroi sud ralentir, se suspendre à mi-pente – et pendant quelques secondes indécidables, la neige écuma contre le furvent faramineux qui raclait déjà le socle croûté de glace du piémont comme une pelle dont le manche aurait eu la taille du pilier Brakauer…
— Arval !
Fasciné, Arval s’était accroupi au bord de l’à-pic et il regarda ce dernier miracle d’une vie d’éclaireur qui lui en avait tant proposé, il dut voir, je pense, la gravité des blocs de séracs s’inverser – il dut voir la neige refluer et remonter d’un souffle toute la hauteur de la paroi pour être pulvérisée dans l’espace. Personnellement, je ne le vis pas décoller du bord, j’avais depuis longtemps fermé les yeux et plongé mes bras dans la neige comme si c’eût pu m’empêcher d’être arraché du sol, mais Erg affirme qu’il l’a aperçu, en un éclair, bondissant dans le ciel. Et je le crois.
x L’éruption a duré vingt-cinq à trente secondes, guère plus. Ce que j’ai eu peur, mon vif… J’ai cru que nous n’avions pas assez reculé. La ligne de crête a été amputée d’un mètre cinquante. Arval était déjà mort asphyxié avant que la contre-avalanche l’emporte, à cause de la pulvérulence des particules. Il n’a pas eu le temps d’avoir peur, encore moins celui de souffrir… La Lueur, pourquoi lui ? Il a échappé à tellement de risques mortels toute sa vie ! Il avait un tel tempérament de découvreur et un tel flair ! Je l’adorais, Arval, c’était le plus animal de nous tous, le plus intuitif… Mais là, il n’a pas senti venir. Je suis responsable. Il suffisait qu’il sache, que je lui dise : il aurait reculé. J’aurais dû prévenir tout le monde dès le début – avant même Brakauer. Tout de suite, Oroshi ! Pas maintenant. Maintenant ? Il est trop tard.
— On se replie derrière la butte ! Temps mort ! jette Golgoth en se relevant le premier.
Il essaie de contenir l’intensité du contrecoup qui le terrasse, mais il titube et s’enfonce dans la neige accumulée derrière nous par la contreavalanche. Sans réfléchir, nous tassons un rectangle de neige de dix mètres par cinq et nous montons un petit muret d’enceinte en empilant les blocs que Talweg découpe, mécaniquement, à la disqueuse. Les larmes lui glissent des joues. Larco et Coriolis sortent la tente du sac de Horst qui se détourne et se met à parler tout seul à Karst, à Karst sans arrêt encore et toujours, en brassant des phrases inaudibles à mi-voix. Le fauconnier rappelle ses faucons au poing, il a dû avoir très peur pour eux tandis que plus loin, assis dans la neige, l’autoursier caresse son autour. C’est dans ces moments d’abattement que la chaleur d’Alme nous manque vraiment, que les petits gestes d’Aoi nous manquent, que Callirhoé ne se remplace plus. Chacun se replie tandis qu’elles, elles partageaient. Douze, nous sommes douze à présent. Pas un jour ne se passe depuis Camp Bòban sans qu’il me semble qu’il manque quelqu’un et je lutte pour ne pas lancer ces « Mais où est… ? » déplacés qui échappent trop souvent à Golgoth. Lui, il croit encore qu’en tapant dans ses mains, Callirhoé va sortir de derrière la butte pour allumer le feu. Pour le feu d’ailleurs, ça se complique : la réserve d’huile est presque épuisée. Je ne parle pas de la nourriture : l’hermine nous a sauvés hier soir mais si les oiseaux ne capturent rien aujourd’hui, comment espérer continuer ? Il faut voir nos figures, nous sommes ridés jusqu’aux âmes.
π La matinée est déjà bien avancée. Le soleil reste éclatant. C’est la seule bonne nouvelle. Golgoth a attendu qu’un semblant d’ordre règne dans le camp. Oroshi a souhaité que nous nous mettions sur le dôme pour pouvoir surveiller le cratère. Il paraît tout aussi calme et inoffensif que tout à l’heure. Avant l’explosion.
— Bon, moi je vais être franco (attaque Golgoth). Je suis en pleine bérouasse. Je patauge, j’y percute que dalle. Tout ce que je pige, c’est qu’on a un cratère devant, du genre furieux et que tracer à travers, je vois pas trop comment, et que tracer bord de crête, ça voudrait dire savoir battre des ailes dans le cosmos et que ça, nous autres, on a pas appris… Alors si quelqu’un voit bleu, qu’il l’ouvre…
) Il se lève et mouche une giclée de morve. Oroshi me paraît soulagée d’avoir le champ libre. Elle a rattaché ses cheveux noirs et enlevé son manteau pour le sécher. Je l’aime beaucoup avec ce pull noir. Elle respire amplement pour cerner sa concentration puis nous sourit d’une manière un peu triste :
— Je vous dois une longue explication (commence-t-elle, et aussitôt l’attention monte) et d’abord des excuses – même si elles sont faciles et désormais vaines. Je savais ce que nous allions rencontrer et je n’ai rien osé vous dire. Je voulais vous préserver. Ma mère…
— T’as eu raison (la coupe Golgoth) ! Pietro aussi était au jus, hein ? Et il est scié ! Autant que nous !
— Qu’est-ce que t’avais dit ton père, Pietro ?
— Il m’a beaucoup parlé du pont. Des erreurs qu’ils ont commises par entêtement, par impatience, à cause de la faim. Puis il m’a raconté qu’au-delà du pont, ils étaient tombés sur ce volcan…
— Il a dit un volcan ?
— Oui. Comme nous, ils avaient déjà contré sur les bords d’un volcan. À Lankmannarau, ils avaient même assisté à une éruption. Mais là, il m’a prévenu que ce serait très différent, très déroutant…
— Il t’a détaillé ce qu’ils ont fait ?
— Il a été très elliptique. Ils n’étaient plus que dix et il y a eu des chutes, c’est tout ce que je sais. Ils n’avaient plus rien à manger, ils étaient à bout. Ils ont alors décidé de renoncer, sur un vote.
Au plissement du front d’Oroshi, je compris que le poids si dense du récit qu’elle portait ne pouvait plus être allégé par Pietro, ni par quiconque. Elle savait manifestement quelque chose dont personne d’autre ici n’avait la présomption. J’en voulais à mon père de ne m’avoir pas cru assez fort pour entendre cette vérité. La mère d’Oroshi avait fait confiance à sa fille – elle.
— La version de ton père est un peu édulcorée, Pietro. Je pense qu’il a cherché à te ménager. La réalité de ce qui s’est passé est atroce.
Les visages se crispèrent. Derrière nous, une avalanche tardive de séracs dégringola. Les fragments solides tintèrent sur le verre de la cuvette.
— Lorsqu’ils ont découvert le volcan, ma mère a compris qu’ils se trouvaient face à la septième forme…
— La septième forme du vent ? demanda Coriolis.
— Évidemment. Assez vite, ils ont mis une stratégie en place et ils se sont séparés en trois groupes : le premier est parti sur la crête nord pour faire la trace, et équiper les passages les plus risqués avec des broches à glace. Le second suivait à trois cents mètres de distance et avait pour mission de tailler de petites plates-formes, des sortes de poches de repli en cas d’éruption soudaine. Le troisième, qui comportait ma mère, est resté au camp de base, là où nous sommes à peu près – enfin j’imagine. Une fois le premier kilomètre couvert, le groupe 1 devait rentrer et le groupe 3 devait prendre le relais. Disons que c’était le principe…
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Il s’est passé que le volcan est entré en éruption au moment où le groupe 1 allait achever son premier kilomètre. Et que l’éruption a duré sept heures…
— Sept heures !
— Sept heures – sept heures en continu. Le groupe 1 se trouvait à une vingtaine de mètres de leur dernière broche quand la vague les a atteints. Ils ont juste eu le temps de fermer leur casque et de se préparer au choc. Sous l’impact, la vague les a décollés du sol et ils ont été projetés en l’air. Seulement, la broche a tenu. Et ils étaient encâblés…
— Tous les trois ?
— Tous les trois. Ni le piton ni le câble n’ont lâché. Le vent remontait la pente avec une telle puissance qu’il les a amenés à la verticale, à vingt mètres au-dessus de la crête, accrochés en grappe, un peu comme si Larco avait fixé trois cages en trois points de sa corde, vous voyez ?
— Et ils sont restés suspendus en l’air, au bout de leur câble, pendant sept heures ?! Avec un furvent en plein corps ?
— À certains moments, il y avait des reflux et ils oscillaient comme un cerf-volant, ils frappaient la pente mais ils remontaient aussi sec. La première heure, le forgeron, qui était le plus près du sol, a essayé de progresser vers la broche d’amarrage en faisant coulisser son coinceur. Il a fait un mètre et après, il n’a plus bougé. Il est possible que dès ce moment-là, ils aient eu les lombaires brisées par le harnais, on ne le saura jamais. Toujours est-il qu’à la troisième heure, le volcan a commencé à expulser des éclats de verre. Et là, ça a été une boucherie – les tessons ont déferlé sur eux, ils ont d’abord déchiré les vêtements puis ils ont déchiqueté la peau. Le forgeron, qui était en première ligne, a été dépiauté de bas en haut. Ma mère m’a dit que de son abri, elle a vu l’os de la clavicule émerger sous la chair raclée puis la totalité des côtes a été dénudée. Leur harnais était fileté si bien qu’il a lâché en dernier. De toute façon, à ce moment-là, ce n’étaient plus des êtres humains, c’étaient des squelettes à moitié dévorés qui breloquaient au bout d’un câble.
x Coriolis se leva pour respirer un peu, ça faisait beaucoup pour elle. Larco ne me parut guère mieux, il blanchissait à vue d’œil. Un seul souriait, et même largement : c’était Golgoth. C’est lui qui me poussa à continuer :
— Et leur deuxième groupe ? Il a joué au cerf-volant aussi ?
— Non, ils se sont plaqués dans la neige sur leur plate-forme de repli. Le vent venant du bas, le rebord de leur balcon les a protégés, je veux dire quelques minutes parce que la corniche a été soufflée très vite. Ils ont cependant pu reculer contre la pente et se faire une niche. Sauf que le vent l’a vite comblée et qu’ils se sont retrouvés encastrés dans la pente avec la neige qui se compactait autour d’eux. Ils étouffaient.
— De quoi ?
— La compression, le manque d’air, le froid. Ils étaient murés dans un cercueil de glace. Ils ont survécu mais l’hypothermie a été si sévère qu’on leur a amputé les phalanges des pieds et des doigts. Après ça, ils étaient hors d’état de continuer.
— Et ta mère ?
— Ma mère a assisté pendant toutes ces heures, sans pouvoir rien tenter, à l’équarrissage de l’homme qu’elle aimait.
— Alk Serbel ?
— Alk Serbel, leur fauconnier. C’est lui qui était en troisième position sur le câble. Après cette tragédie, ils ont voté pour savoir s’ils continuaient. Ils n’étaient plus que sept. Ça a été vite décidé. Seul le huitième Golgoth a voté pour. Il a eu le choix de poursuivre seul ou de retourner avec eux. Vous savez la suite…
— Quelle petite pouffiasse ! (lâche Golgoth. Il parle évidemment de son père). Vous, vous là, la horde, vous tous, écoutez-moi ! Comptez pas sur moi pour renoncer ! JAMAIS ! Vous m’entendez tous ? Jamais je me caquerai dessus ! Jamais ! (Il s’est levé sous un accès de rage intense.) JAMAIS ! (Il a pris ses deux piolets en mains et il avance vers le bord du cratère. Il s’arrête devant le précipice et il se met littéralement à aboyer. De sa gorge, il sort des blocs de sons frénétiques, tantôt des plosives sourdes, tantôt des fricatives, qu’il vocifère en direction du cratère…)
— Reculez-vous (nous ordonne Oroshi). Remettez vos blousons et enfilez vos casques. Et allez vous mettre à l’abri dans la tente.
— Tout de suite ?
— Tout de suite.
J’attendis qu’ils aient tous pénétré dans la tente, je vérifiai le pitonnage des amarres et je partis chercher Golgoth. Il était entré en transe sous le vif de son frère. Et ce vif défiait avec insolence le volcan en lui expédiant des chocs vibratoires à courtes longueurs d’ondes. Dans deux à trois minutes, les plaques allaient entrer en résonance et une nouvelle éruption se déclencherait. Il me fallait prendre mes responsabilités. Faute de temps, je rompis la transe d’un Ki brutal que m’avait appris Te Jerkka. Dès que Golgoth fut mentalement disponible, je le fis asseoir et je profitais du court moment de répit pour lui parler en tête-à-tête. Nous nous mîmes d’accord très vite. De retour à la tente, alors que la croûte de vair du volcan se fissurait déjà, la question inévitable m’attendait :
— Oroshi, je suis désolée de poser une question aussi bête, entama Coriolis.
C’était la moins marquée physiquement de nous tous. Sa jeunesse nous faisait du bien, aux hommes autant qu’à moi-même. Elle était athlétique mais avait gardé ses joues et son charme, qui venait pour l’essentiel de sa feinte fragilité, du bleu verdissant de ses yeux et du timbre de sa voix, très agréable au réveil.
— Je ne suis pas aéromaîtresse, je ne suis qu’une croc que vous avez affranchie par gentillesse et je ne comprends rien à ce qui se passe. Je voudrais juste comprendre ce qu’on a en face de nous… Voilà.
Elle voudrait continuer mais Larco lui suggère de s’en tenir là.
— En face de nous, comme tu dis, nous avons un volcan. Tout simplement. Un volcan en activité. Un volcan avec des cheminées de magma, de la lave qui en sort parfois, des éjections de cendre et de lapilli, des scories… Seulement voilà : ce volcan n’est pas relié à l’écorce terrestre. Il est en quelque sorte suspendu sur une couche d’air durcie. La lave qui en sort n’est pas composée de silices ou de roches en fusion : elle est composée d’air sous différents états, ou plus rigoureusement : de vent.
— Tu veux dire…
— Je veux dire que nous avons affaire à un volcan de vent. Ses éruptions sont faites d’explosion de rafales et de blocs d’air. Je veux dire que nous sommes face à ce que les aéromaîtres comme moi attendent toute leur vie de rencontrer : la dernière forme géophysique du vent, la septième.
— Mais je croyais qu’il y avait neuf formes du vent (réplique Coriolis avec timidité. À lire aussitôt nos visages consternés par sa remarque, elle rougit et se cache les yeux derrière une mèche de cheveux. Beaucoup de son charme tient à ces attitudes minuscules, qui plaisent tant à Sov, quoiqu’il s’en défende).
— La huitième et la neuvième forme sont des formes spirituelles, Coriolis, j’espérais que tu avais au moins compris cela. Même si elles ont une puissance physique considérable et qu’elles commandent à la vie en grande partie, elles ne sont pas contrables. Pas au sens des vents linéaires comme le slamino ou le crivetz en tout cas. Elles opèrent en nous. La septième forme est donc la dernière qu’on puisse affronter hors de nous, si tu préfères.
— D’accord, je m’excuse (elle rigole de sa bêtise. Larco la dévisage le cœur au bord des lèvres, tout le monde rit par contagion, c’est un beau moment, souple).
— Et qu’est-ce qu’elle a de spécial la septième ? (poursuit Coriolis, rassurée dans son rôle de candide. En un sens, elle me facilite le travail en osant les questions que les autres se posent sans les formuler. J’essaie de répondre le plus directement possible, en asséchant l’arsenal théorique et les controverses ærudites. Je vise l’efficacité concrète).
— Premièrement, c’est un vent vertical, qui souffle de bas en haut, de la terre vers le ciel si tu préfères. Les six autres formes du vent soufflent à l’horizontale.
— Est-ce qu’il peut y avoir des effets d’aspiration dans l’autre sens, du haut vers le bas ? s’inquiète Pietro.
— À ma connaissance, non, pas d’effets siphon. Deuxièmement, c’est un vent qui a la particularité de contracter et de détendre ses masses d’air. Il couvre la gamme complète des compacités, du gaz très volatile au diavant, d’où son caractère extrêmement dangereux et chaotique. C’est un point très important et vous ne saisirez rien à l’activité du volcan si vous ne le comprenez pas.
— Alors explique. Et prends ton temps, me demande l’autoursier.
— Reçu. Dans la septième, le vent peut se présenter sous sa forme gazeuse habituelle, mais également sous forme de lave plus ou moins fluide, très semblable alors à une eau froide poudreuse qui s’infiltre et qui gèle la trachée et les bronches, parfois jusqu’aux poumons. Il peut aussi se présenter sous forme de magma glacé, plus épais, proche d’une pâte de verre mais que la main peut traverser. Lorsque le vent se contracte encore, on atteint le verre – les ærudits parlent de v-air, v, a, i, r – qui est donc la forme la plus rigide du vent, celle qui sert de socle géologique au cratère, qui forme les caldeiras, celle qu’on risque de trouver aussi dans les explosions sous forme d’éclats ou de blocs d’air hyperdense. Dans sa forme extrême de contraction, le vair devient du diamant.
— Est-ce que ce vair découle d’un air liquide qui se solidifie proche du zéro absolu ? Au départ, j’ai cru que la surface du cratère était couverte d’obsidienne, à cause des laves effusives. Mais si tu m’affirmes qu’il s’agit de vair, alors ce serait incroyable… soliloque Talweg, les yeux écarquillés.
— Normalement, quand un gaz se comprime, il dégage une forte chaleur. Et symétriquement, il se refroidit lorsqu’il se détend. Ce qui nous trompe est de penser, à la manière des abrités, que le vent ne serait au fond que de l’air en mouvement. Rien n’est plus ridicule, et plus ridiculement erroné. Le vent est la matière primordiale de l’univers dont les quatre éléments ne sont qu’une catégorisation seconde et d’ailleurs très arbitraire. Le feu est un dérivé de la stèche par exemple. L’eau est un vent décéléré et épaissi. Ce qui les différencie, ce sont les degrés de contraction du flux, dont dépend l’intensité vibratoire des molécules, la topologie interne des circulations et bien sûr leur vitesse. Mais passons, ça nous emmènerait trop loin.
— Et l’air ?
— L’air, de la même façon, vient évidemment du vent, et non l’inverse ! À la base, l’air est un vent stationnaire. Il faut apprendre à penser que le mouvement est premier : c’est le stable, l’immobilisé qui est second et dérivé. Alors pour le diamant, Talweg : non ce n’est pas une solidification à très basse température. C’est le degré ultime de compacité du vent qui se traduit par une circulation à vitesse absolue. À vitesse relative, le vent est présent en tel point de la matière à tel instant. Il est donc absent à une multitude d’autres points. Il laisse par conséquent des vides, des discontinuités. À vitesse absolue, il est coprésent à l’ensemble du volume de matière qu’il parcourt à chaque instant. D’où son extrême dureté, son caractère indivis. Les ærudits, là encore, ont un mot pour le distinguer du diamant minéral. Ils l’appellent le diavant. J’en ai trouvé un éclat dans la neige. Regardez.
) Comme tout le monde, j’étais abasourdi par l’ampleur du savoir d’Oroshi, et presque envieux. Talweg se saisit de l’éclat, de la taille d’un pouce, et ouvrit la tente pour l’examiner en transparence à l’air libre. Il prit ensuite son marteau et appliqua le diavant sur l’acier du marteau : une rayure apparut. Avec sa dextérité épatante, Caracole lui subtilisa alors l’éclat et prit un air condescendant d’expert en joyau :
— C’est du vent tout ça…
Il exhiba l’éclat entre son pouce et son index et souffla dessus. Il y eut un son de cristal et le diavant disparut. Bravo Carac. Bravo. Une gêne déformait les sourires esquissés et aucune main ne trouve l’envie de venir batter contre l’autre. Caracole fit sa révérence dans le vide. Dehors, l’éruption semblait terminée si bien que nous ressortîmes nous installer sur le dôme. À cent mètres, Horst repéra un cube de verre et il partit en courant le chercher pour s’en faire un siège. Surpris par le poids, il finit par le porter sur son ventre. Il tassa la neige, le posa et allait s’y installer quand Coriolis s’approcha, et de son plus joli sourire lui demanda de lui faire une place. Le cube était manifestement trop petit et Horst se leva sans hésiter pour lui offrir, de bonne grâce, son siège. Horst était une pâte, un monstre de générosité et quoiqu’il ne se fût jamais remis de la mort de son frère et qu’il alternât les périodes d’euphorie enfantine et de catatonie torpide, la prédiction de Caracole, dès Lapsane, lui affirmant qu’il le retrouverait en Extrême-Amont l’avait maintenu sur l’adret de la vie – et quelle vie ! Firost mort, il était devenu par défaut le pilier de Golgoth et avec Erg, ils assuraient tous les trois l’essentiel du portage du matériel. Né sur les franges glacées de la bande de Contre, Horst ne souffrait guère du froid, outre que ses capacités physiques valaient celles d’Erg, l’agilité en moins.
— Je continue mon exposé. À l’inverse du diavant, nous risquons aussi de subir des flux très détendus qui produisent un air raréfié. Ça peut aller jusqu’au vide irrespirable. Vous êtes toujours concentrés ?
— Oui oui… fit Larco mais il était manifeste qu’il n’écoutait plus. Suite à l’explosion, des nuages splendides d’un bleu ambré se dissipaient au-dessus de nous ; il les pêchait déjà par l’esprit, à la cage.
— Si je vous détaille toutes ces formes, ce n’est pas pour étaler mon savoir ! s’agaça Oroshi. C’est parce que nous risquons de les prendre en plein corps à n’importe quelle éruption ! Dans un volcan normal, vous voyez la lave orange, vous voyez les pluies de cendre grise et les scories. Ici, le grand danger – ma mère me l’a dit et répété – c’est que tout sort transparent : la lave, les éclats de verre, la cendre glacée !
— Tu veux dire que c’est impossible à voir ? Impossible à anticiper ?
— Pour les blocs de verre si, par la réfraction de la lumière. Mais par temps blanc, ce n’est plus la peine…
— On doit pouvoir se repérer au son, non ?
— Oui, mais tout le monde n’a pas ton oreille, Sov. Bon, j’arrête là. Je veux vous faire comprendre une chose, une seule : nous sommes face à la septième forme du vent. Plus forte que la cinquième, le crivetz. Plus forte que la sixième, le furvent. Si nous l’abordons comme nous avons abordé Norska jusqu’ici, comme nous avons abordé les furvents depuis l’âge de quinze ans, nous y passerons tous. Ici, ni notre expérience, ni notre volonté, ni notre puissance athlétique ne suffiront. C’est l’intelligence du vent qui décidera.
— Qui décidera quoi ?
— Si l’on va ou non survivre !
— Tu as dû réfléchir à une stratégie, j’imagine, lança Pietro.
— J’ai eu trois mois pour cela. J’ai bénéficié de la totalité des connaissances de ma mère mais…
— Mais ?
— Rien. Je voudrais juste que vous compreniez que notre quête prend aujourd’hui une autre ampleur.
Lorsque Oroshi eût exposé sa stratégie, il n’y eut ni remarque ni commentaire. Golgoth se leva et dit « Au turbin, la marmaille ! » Comme tout ce que préparait Oroshi, comme tout ce qui émanait d’elle, son plan était fin, précis et circonstancié. À plusieurs titres aussi, il était brillant – brillant par sa sobriété. Autant la première éruption et le décimage de la 33e Horde m’avaient angoissé, autant la stratégie qui y répondait, par sa pertinence, redonnait des lignes de conduite et de portance. Y jouait pour beaucoup aussi la clarté du soleil au zénith sur le calme retrouvé du volcan. Il fallut que Caracole s’approche, qu’une moindre nonchalance de son port m’alerte, que je me souvienne, au pied levé…
— Je viens dire adieu à mon meilleur et plus vivant ami, le scribe Sovage, attaqua-t-il, un immense sourire irradiant son visage. Son Altesse Oroshi m’a affecté, de pair avec le géopâtre Talweg, à la plate-forme d’atterrissage supputée du macaque, sur la crête nord. Autant dire que nous allons aller prendre l’air… À ce titre, tape-lui sur l’épaule tantôt et dis-lui un mot, avant qu’il se casse…
— Tu es sérieux cette fois-ci ?
Pour toute réponse, il enleva son manteau d’Ovibos, le jeta dans la neige derrière lui et retira son maillot d’arlequin. Il me le tendit paumes ouvertes, des deux mains :
— Prends ce maillot et enfile-le, Soveteur. Il te portera chance.
— Non.
— Prends-le, sylphe.
— Arrête !
— Je le pose là. Tu finiras par l’enfiler de toute façon. J’entends : le maillot, pas Coriolis, petit taquin !
— Pourquoi tu fais ça ?
— Qui donc où ?
— Pourquoi tu vas sur cette crête si tu sais pertinemment que tu vas y mourir ?
— Parce que vous aurez besoin de cette plate-forme, hey !
— Pourquoi tu n’envoies pas quelqu’un d’autre à ta place ? N’importe qui peut tasser la neige et la découper à la disqueuse ! N’importe qui !
— Tu veux que j’envoie quelqu’un d’autre à ma place se faire tuer ? C’est ton conseil, magister ?
Je ne sus pas quoi répondre, j’avais la boule de la glotte qui me bloquait la trachée ; mes joues se mouillaient, je me rendis à peine compte que je pleurais debout.
— Je… viens… avec… toi.
Il me toisa de pied en cap en souriant. Ses cheveux bouclés lui cachaient par moments le sourire et il avait sorti son boo de jet qu’il tenait à la main.
— Oroshi t’a confié la plus vitale des missions, Sevcenko. Tu dois rester ici et surveiller le cratère. Tu as trois oriflammes, un par niveau d’alerte – vert, jaune, rouge. Tu es le seul à avoir un peu d’oreille, Silamphre a carapaté et je m’en va. Viendez si tu veux, ça fera bin un héros de plu ! Un héros mais plus de sentinelle pour prévenir ceux qui pourraient pitête survivre. Viens ! Allez ! Accours !
— Tu sais déjà que je ne viendrai pas. C’est ça ?
Il quitta son sourire un instant comme on retire un masque de peau et :
— Je sais que toi seul es aussi profondément noué à nous tous. Cette horde, ce n’est pas Golgoth, ni même Oroshi qui la porte, c’est toi. Et quelle que soit la force de ton amitié pour moi, tu sauveras d’abord les autres. Et tu as raison.
— Tu vas compacter ton vif ?
— Je n’ai pas de vif, petit Sov. Je suis vif.
Il me prit alors dans ses bras et m’enlaça avec une chaleur qui est de celles qui forgent une mémoire et l’habitent. Lorsqu’il me lâcha, je voulus lui dire… alors qu’il se retournait déjà, dans sa fuite projetée, qu’il embarquait Talweg au vol et que je les vis s’enfoncer rapidement, aussi vite que possible, tel que le leur avait conseillé Oroshi, sur la frange étroite du cratère. Là où ils étaient, j’aurais pu encore les rejoindre en courant. Trente secondes plus tard, je ne le pouvais plus : j’avais accepté leur mort.
« Je vous aime ! » leur lançai-je tandis qu’ils étaient encore à portée de voix. Ils se retournèrent, ils firent signe et Caracole lança pour toute réponse d’un long geste fluide son boo par-dessus le gouffre dans ma direction. Son boomerang cintra derrière moi en amorçant un S, puis il boucla sur lui-même en dessinant un O et repartit en angle fermé, V, avant de retomber en feuille morte dans ma main… Je ramassai alors le maillot d’arlequin et je l’enfilai en pleurant.
π Erg a décidé de tenter la traversée du volcan. Il pense pouvoir gicler hors du cratère si une éruption survient. Avec son aile et les hélices aux pieds, il peut couvrir l’aller-retour en moins d’une heure. Il va longer la crête nord autant que possible. Afin de repérer les rares endroits où elle s’évase suffisamment pour placer des camps de repli. Oroshi a raison : le cratère est comme suspendu. Lorsqu’on progresse sur la ligne de crête, l’à-pic est immédiat sur l’autre versant. À de très rares exceptions près, il est donc impossible de marcher ailleurs que sur le bord intérieur du cratère. Coriolis a reçu pour mission de fortifier le camp de base avec des murets de neige compacte. Darbon et Tourse sont restés près d’elle avec pour impératif de lâcher leurs oiseaux aval. Et de ramener des proies ! Larco est allé pêcher à la cage au sud du camp. Il ne peut pas couvrir beaucoup de surface. La butte est large dans l’anse ouest du cratère : là où nous avons débouché en arrivant. Mais dès qu’on part à droite ou à gauche, la langue de neige se rétrécit vite jusqu’à n’être qu’une lame. Bien le diable toutefois s’il ne braconne pas une méduse ou deux. Avec Horst et Golgoth, nous creusons des trous d’homme tous les cent mètres. Puis nous les tassons pour en solidifier le cylindre. En cas d’éruption, personne ne sera ainsi à plus de cinquante mètres d’un abri. Idée d’Oroshi bien sûr. « Ça fait deux cent cinquante trous à creuser sur les vingt-cinq kilomètres de crête. Vous sauterez des trous vers les camps et on courra quand les conditions seront bonnes. Comptez cent quatre-vingts, deux cents trous. » C’est déjà beaucoup mais je suis content d’avoir été affecté à cette tâche. Je me sens protégé. Le travail est épuisant parce qu’on tombe souvent sur des plaques de verre. Et que la neige varie de la poudreuse à la glace pilée. Je travaille à l’hélice dans ces cas-là. Horst fait tout à la pelle, comme Golgoth. « Taf de planqué » a râlé le Goth quand Oroshi lui a demandé d’aller creuser. « Y a aucun risque ! » Elle a doublement raison : de le protéger et d’utiliser ses capacités physiques énormes pour ce travail. Ce n’est pas Larco qui ferait ça. Ce qui m’impressionne le plus est qu’elle est partie, elle, devant. En éclaireuse pour Talweg et Caracole. « Je sais lire l’air, Pietro, je saurais m’abriter à temps, mieux que vous tous je crois. C’est donc à moi d’y aller. » Horst lui a laissé la rotofraiseuse. Sous crivetz, elle permet de creuser un trou d’un demi-mètre en trente secondes.
) Lorsque les sifflements ont commencé, en sourdine, j’ai levé l’oriflamme jaune au bout de mon bâton et je me suis rapproché du bord. Sous les coulées vitreuses, de petites taches bleu foncé commençaient à s’élargir, çà et là. Erg n’était plus qu’un point à l’autre bout du volcan et il amorçait sa remontée le long des flancs sud. Du sac, j’ai sorti le cor et j’ai soufflé trois longs coups puis deux. – alerte de niveau deux, j’hésite, je ne veux pas les paniquer, je suis peut-être en dessous. Talweg et Caracole ne sont qu’à un kilomètre du camp, guère plus ; ils paraissent avoir trouvé une plate-forme aménageable sur la crête et je les vois tasser la neige avec les pieds. Des grondements tonnent, des grondements si nets que je ne sers plus à grand-chose, tout le monde peut les entendre, je lève l’oriflamme rouge, embouche le cor et sonne l’alerte continue. C’est comme si les ondes du cuivre se répercutaient sur toute la surface du cratère et l’effet produit m’épouvante mais je n’ai plus le choix, il faut les prévenir de s’abriter, de s’abriter tout de suite, j’arrache mon sac et je cours vers le sommet du dôme, le vent a soudain forci, je m’arrête derrière le dôme, jette mon sac dans la pente vers Coriolis qui me regarde, inquiète, « Où est Larco ? », j’ai à nouveau l’œil dans la longue vue, rivé sur Talweg et Caracole, et le cor dans la bouche, sans me rendre compte que j’étouffe, je souffle, souffle encore à me déchirer les poumons, planquez-vous, dans les trous, couché !
x La première rafale, un blaast fluide de force 8 à 9, me frôla alors que j’étais déjà agenouillée dans ma tranchée, la rotofraiseuse en perte de rotation. Je courbai la nuque et laissai passer puis j’épaulai à nouveau l’engin hors du trou, l’ouverture vers le flux, attendis que l’air se comprime et je replongeai dedans. La fraiseuse excava trente autres centimètres de neige et de glace, je tenais accroupie à présent. La pression aérosphérique se modifia très vite. L’air se liquéfiait. J’inspirai un dernier filet glacé, fis redescendre mon cœur et me préparai à l’apnée. Le reflux était encore suffisant pour que je risque la tête à l’extérieur et la risquant, je vis, sidérée, que Caracole et Talweg couraient sur la crête dans ma direction ! Ils n’avaient pas eu le temps de creuser une niche, ils étaient à moins de quatre-vingts mètres, je sortis à nouveau la fraiseuse et l’épaulai, l’air était bleu pâle, j’avais à peine vingt secondes, j’attaquai la paroi pour élargir comme je pus le trou, il fallait qu’ils tiennent dedans, qu’on tienne à trois…
) Le volcan entra en éruption d’une manière incomparable à la première – il n’y eut cette fois ni avalanche, ni projection solide, juste du vent, du vent pur – enfin d’où j’étais, ce fut ce qu’il me sembla d’abord, avant que la sensation auditive et visuelle d’écoulement liquide qui remontait les pentes me fasse deviner ce qui se passait. Ils étaient à quarante mètres, pas plus, du trou d’Oroshi, Talweg en tête, aveuglé de poudreuse, sa carcasse saccadée de rafales, ses pas très à l’intérieur de la pente tant il craignait d’être décollé de la crête et de filer dans le vide de l’autre côté – Caracole marchant derrière, le visage tourné vers le ciel et presque lent – lorsque le vent entra vraiment dans sa septième forme.
¿’ L’air, dira-t-on pour faire le point, passer la ligne et ne plus rester à la surface des choses, devient liquide ma foi – pas à la manière d’une eau, notez bien, ni même d’une pluie choonesque de fin de journée sur les bords ombragés de la flaque de Lapsane, liquide comme l’air liquide oui, à la fraîche donc plutôt, puisque à moins deux cents et quelques degrés, ça devient moins nettement respirable à pleine poitrine, sauf à vouloir se façonner une manière de plastron intérieur en glace véritable, d’ailleurs pourquoi pas ? Ce n’est pas ce qui personnellement et au final me gêne, j’entends en tant qu’autochrone – ce sera, j’en ai peur, la décélération in petto – remue-toi Tatal, bouge au moins les oreilles pour me faire mentir, respire encore, respire… Je te donne un tuyau d’aéromaître si tu veux, tiens : « Respire sans en avoir l’air… »
x Il y eut un reflux, le second. Je me redressai hors du trou et je levai la visière de mon casque. Talweg était à quinze mètres à peine. Il me fallut un nombre absurde de secondes pour réaliser qu’il ne bougeait plus. Il avait le pied droit en avant, le buste incliné et le visage en proie à une détermination insécable. Mais il était littéralement vitrifié. J’entendis alors, sans la voir venir, une salve à haute densité monter du volcan. Sous l’impact du train d’ondes, le corps de Talweg éclata en morceaux et il s’éparpilla dans l’espace.
Sur le fil de la crête, Caracole était toujours en mouvement, bien en vie, il avançait en dansant vers moi. Il fit un pas léger puis un autre et ses chevilles commencèrent à disparaître avec des bouts de visage et d’épaule, effacés par le vent, de larges morceaux de hanches et bientôt, il fut devant ses vêtements, qui restèrent à flotter un instant derrière lui, comme s’il avait décidé de les traverser enfin… Il s’approcha d’un furtif bond sans plus de pieds à moins de cinq mètres désormais et c’était lui encore, dans la malice du regard, dans le reste de joue froncée par le rire persistant, lui dans la touffe vivace de cheveux blondissants qui s’accrochait encore à la forme humaine qu’il avait si longtemps adoptée et reconduite. Dessous apparaissait cependant l’architecture admirable de vent qui le soutenait depuis des dizaines, depuis des centaines d’années peut-être, les puissants jets torsadés des muscles, la tubulure fluante des os bleus qui n’avaient à cet instant-là plus assez de vélocité interne, plus assez de vitesse pour fermer convenablement le nœud d’accélération qui assurait leur compacité – et c’était un spectacle absolument unique et époustouflant que de le regarder mourir à quelques mètres devant moi, sans même paraître souffrir, juste fatigué au flussang, juste incapable de soutenir l’effroyable décélération que lui avait insufflée l’air liquide et qui touchait à présent sans doute son esprit, et qui engourdissait à rebours son inhumain brio dont la pelote de lueur pourtant, présente longtemps à hauteur du visage, jetait autour d’elle un bleu d’outremer si intense qu’elle fut la dernière à être dispersée par la brutalité abjecte du vent linéaire.
— Lâche Larco, lâche ta cage !
— Il y a une méduse dedans !
— Lâche, tu vas être emporté !
≈ Il ne veut pas revenir bredouille, il veut bien faire. La cage le soulève du sol par à-coups, il se cramponne.
— Sov, viens m’aider ! Il ne veut pas lâcher, je m’agrippe à lui, il décolle d’un mètre puis retombe, redécolle, il est traîné. Les tentacules de la méduse dégoulinent à travers l’osier. Elle n’est pas complètement morte puisqu’elle pompe l’air et en relâche…
— Sov ! Larco s’est enroulé la corde autour du bras, il tire de toutes ses forces, il ne m’écoute plus.
— Je peux pas perdre la cage, Corio ! Aide-moi !
Je me jette sur lui, je l’attrape par sa ceinture, les rafales sont infernales.
— Lâche tout !
Il n’a pas vu la crête approcher, il se rétablit de justesse sur le bord, dos au vide, il réalise où il est, c’est trop tard, je reste devant lui sans oser bouger, sans oser l’empoigner. Je veux hurler « lâche ! » mais rien ne sort, je veux hurler… La rafale le soulève à nouveau. Cette fois-ci il est pendu en l’air, il s’envole avec la méduse piégée dans la cage, il prend un puis trois puis dix mètres d’altitude, il a dépassé le point où il aurait pu encore lâcher et il s’élève très vite, il monte sans un son, sans un cri.
∆ Pourrais pas dire comment je l’ai repéré. L’habitude. Je rentrais fissa de mon survol du volcan. Heureux d’être encore d’ici. J’avais échappé à l’éruption en prenant deux kilomètres de champ, plein nord. Un point dans le champ visuel. Je l’ai cadré à son manteau rouge. Il y a tenu à ce manteau. « Vous me retrouverez plus vite sous les avalanches », un truc comme ça, à la Larco. Eh bien, je t’ai vu le rouge. Il s’est enfilé une thermique de fin d’éruption et il monte en flèche. Il va geler. En dessous. à neuf heures. bord de crête. C’est Coriolis. Évidemment. La princesse bien gaulée. Je plie les genoux, relève les hélices en propulsion. enroule la thermique…
— Tiens le coup Larc ! je lui gueule. Il regarde partout dans le ciel, ahuri. Il se croit déjà au paradis ? Il m’a pas vu. Il a une méduse qui lui coule dessus. Pas grosse, une rose, mais de quoi bouffer. Coriolis crie en dessous. Je la ferais bien crier de temps à autre, celle-là. Il est pas prêteur, le Larco. Il y tient. Moins qu’à sa cage faut croire. Qu’est-ce qu’il fout là-haut ? Il passe la barre des deux cents mètres, au jugé. Il va geler, c’est plié à présent. Et s’il gèle, il lâche. D’un coup, l’adrénaline me secoue. J’anticipe la chute. Plus le temps d’inverser les hélices. Je les ai réglées pour le volcan. Pour m’aspirer vers le bas quand ça envoie violent du dessous. Principe des contras, tout connement. Ça pue, macaque. Je me place à son nadir, je bloque les hélices, ça grimpe encore trop lentement. Il a trente mètres d’avance et la méduse piégée l’allège comme un ballon. Il dérive. Qu’il touche pas les tentacules surtout. Elle crie, Coriolis. Elle crie et je peux pas lui en vouloir. Il vient d’empoigner un tentacule. Il lâche par réflexe, tombe en chute libre. J’arme l’arbalète méca. Un automatisme. Le harpon est enclenché. Je tire sans réfléchir. Je touche. C’est quitte ou double. Je vais prendre soixante-dix kilos lancés en poids mort dans le harnais. La surface de ma voile va amortir la traction. On va piquer de soixante mètres environ. On a de la marge, ça doit passer.
≈ Erg l’a sauvé ! Il l’a sauvé ! Il l’a attrapé au lasso en plein vol ! Je n’en reviens pas ! C’est pas croyable ce qu’il arrive à faire avec son parapente ! Il pose Larco, il se pose juste à côté, je cours vers eux, j’ai eu tellement peur, j’arrive et…
— Tu l’as…
— Ça arrive, Corio…
— Je croyais que tu l’avais…